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Carrière et vie professionnelle

Le cabinet de physique du château de Cirey (conclusion)

(Tiré de mon article publié en 2006 dans SVEC 2006:01, pp. 198-202)
Conclusion: faits experimentaux, anecdotes historiques et philosophie naturelle

‘Voltaire m’a envoyé de Berlin son histoire du Siècle de Louis XIV‘ écrit Lord Chesterfield à son fils le 13 avril 1752:

“C’est l’histoire de l’esprit humain, écrite par un homme de génie pour l’usage des gens d’esprit […] Il me dit tout ce que je souhaite de savoir, et rien de plus; ses réflexions sont courtes, justes, et en produisent d’autres dans ses lecteurs. Exempt de préjugés religieux, philosophiques, politiques et nationaux, plus qu’aucun historien que j’aie jamais lu, il rapporte tous les faits avec autant de vérité et d’impartialité que les bienséances, qu’on doit toujours observer, le lui permettent.”[i]

Les faits, voilà ce que Voltaire propulse à l’avant-scène de toute connaissance. C’est essentiellement à l’aide de ceux-ci qu’il compose écrits historiques et philosophiques.

Dès 1735, en pleine rédaction du Siècle de Louis XIV, Voltaire explicite les liens étroits existant entre les sciences historique et physique:

“Croyez monseigneur le duc que mon respect pour la phisique et pour l’astronomie, ne m’ôte rien de mon goust pour l’histoire. Je trouve que vous faites à merveille de l’aimer. Il me semble que c’est une science nécessaire pour les seigneurs de votre sorte, et qu’elle est bien plus de ressource dans la société, plus amusante et bien moins fatigante que toutes les sciences abstractes [sic]. Il y a dans l’histoire comme dans la phisique certains faits généraux très certains, et pour les petits détails, les motifs secrets, etc., ils sont aussi difficiles à deviner que les ressorts cachez de la nature. Ainsi il y a partout également d’incertitude et de clarté. D’ailleurs ceux qui comme vous aiment les anecdotes en histoire, sont assez comme ceux qui aiment les expériences particulières en phisique.”[ii]

Pour Voltaire, les anecdotes historiques ‘sont un champ resserré où l’on glane après la vaste moisson de l’histoire; ce sont de petits détails longtemps cachés, et de là vient le nom d’anecdotes; ils intéressent le public quand ils concernent des personnages illustres’. [iii] Le parallèle avec la physique expérimentale est on ne peut plus direct: les faits d’expérience doivent pareillement être glanés à partir de la vaste moisson des phénomènes naturels, cependant que ces mêmes faits d’expérience intéresseront davantage le public s’ils touchent des phénomènes connus et divertissants — à l’instar de ceux présentés par l’abbé Nollet et autres lecturer demonstrators de son époque.[iv]

Pas étonnant alors que Voltaire échappe quelques remarques mordantes à l’endroit de sa divine Emilie, comme celle communiquée par exemple au duc de Richelieu, qui vient clore la citation précédente: ‘Voylà tout ce que j’ay de mieux à vous dire en faveur de l’histoire que vous aimez, et que made du Chatelet, méprise un peu trop. Elle traitte Tacite comme une bégueule qui dit des nouvelles de son quartier. Ne viendrez vous pas un peu disputer contre elle quelques jours à Cirey ?’ Ces ‘nouvelles de quartier’, que semble honnir Mme Du Châtelet, composées de petites anecdotes historiques éparses, rappellent que Mme Du Châtelet tient un discours distinct de celui de Voltaire quant à la signification des hypothèses en philosophie naturelle. Dans une lettre à Algarotti, elle sent même le besoin de souligner et de clarifier ce différend épistémologique: ‘J’ai une assez jolie bibliothèque. Voltaire en a une toute d’anecdotes; la mienne est toute philosophie’.[v]

Mme Du Châtelet n’apprécie guère la méthode historique de Voltaire, pour la même raison qu’elle dispute sa méthode scientifique: la prédominance des faits sur les généralisations et les connaissances rationnelles.[vi] Elle ne dénigre pas les expériences — elle les embrasse à vrai dire –, mais rejette en revanche le fait que celles-ci, conformément à la philosophie de Wolff et Leibniz, suffisent à générer une compréhension des causes premières des phénomènes naturels. Il faut à tout prix annexer aux expériences et à leurs machines une technologie immatérielle, les mathématiques et la métaphysique, pour que l’on puisse faire avancer la connaissance humaine. Voltaire, au contraire, ne jure que par les faits produits à l’aide d’outils issus de la culture matérielle historique et philosophique. Autant les monuments, les archives et les médailles incarnent — s’ils sont correctement utilisés — ‘l’instrumentation’ de la méthode empirique de l’histoire, autant les appareils du cabinet de physique du château de Cirey fondent la philosophie naturelle.

Achetés en majorité de l’abbé Nollet, ces instruments entrent toutefois dans la catégorie des instruments de démonstration, lesquels, s’il faut en croire le philosophe naturel anglais Joseph Priestley, auraient une toute autre fonction que celle attribuée de facto par Voltaire. C’est une métaphore — des plus opportunes à notre propos — qui permet à Priestley de comparer les instruments de démonstration à ceux dits de philosophie:

“All true history has a capital advantage over every work of fiction. Works of fiction resemble those machines which we contrive to illustrate the principles of philosophy, such as globes and orreries, the use of which extend no further than the views of human ingenuity; whereas real history resembles the experiments by the air pump, condensing engine and electrical machine, which exhibit the operations of nature, and the God of nature himself.”[vii]

Les instruments qui ornent le cabinet de Cirey ne produiraient-ils, contre toute attente, qu’une ‘fiction’ de la philosophie naturelle ? Où se trouve cette histoire factuelle de la physique que Voltaire défend inlassablement ? A quoi sert, en définitive, le cabinet de physique de Cirey ?

Mme Du Châtelet n’est pas dupe: les instruments de démonstration fournis par l’abbé Nollet n’ouvriront pas de perspectives nouvelles en philosophie naturelle. Ils ne présentent aux amateurs de tous acabits que des faits déjà bien étayés par d’autres savants européens; d’où la nécessité d’abandonner cette contrainte purement expérimentale (et mondaine) afin d’explorer, suivant des règles rigoureusement établies, la voie féconde de la raison. Pour Voltaire, par contre, et contrairement à Priestley, les instruments de démonstration ne créent point de fiction mais une histoire fidèle puisqu’ils nous mettent en face de faits incontournables, des faits répétés ad nauseam qui ne demandent qu’à être classés et expliqués. Il ne suffit donc pas de produire des faits nouveaux, rares et inexpliqués. Tout le contraire. Voltaire participe dans la première moitié du XVIIIe siècle à l’élaboration d’une ‘métaphysique de l’uniformité’, une métaphysique à la recherche de lois fondamentales plutôt que l’agglomération bête d’objets rares et merveilleux; une métaphysique qui favorise la réplication des expériences et le renforcement des faits existants plutôt que les effets inhabituels et curieux.[viii]

Les appareils de l’abbé Nollet, comme nous l’avons mentionné plus tôt, sont tout désignés pour cette tâche. Car en plus d’assouvir le luxe ostentatoire des aristocrates, tel que Voltaire en fait l’apologie dans Le Mondain, la décoration épurée des instruments encourage leur utilisation, et donc la mise en place d’une communauté savante et mondaine prête à souscrire à la régularité des faits d’expérience. Selon Simon Schaffer, ‘[d]emonstration devices were used as part of the process of fixing and regulating the meanings natural philosophers gave to the doctrines which they taught’. [ix] La signification ultime du cabinet de physique, en définitive, n’est pas que matérielle, c’est-à-dire utile à la création de faits. Le cabinet de physique a aussi une signification symbolique, qui procure à son possesseur un pouvoir de persuasion efficace. Toujours selon Schaffer, ‘[i]n disciplining their audiences, [the instruments’ users] also disciplined both the machine and themselves. The material culture of natural philosophy, its instruments and models, was a vital part of its doctrinal authority’.[x] Cette autorité dogmatique, que semblent garantir les instruments scientifiques, pourrait expliquer l’achat par Voltaire de nombreux autres instruments scientifiques plusieurs années après avoir reconnu abandonner l’étude de la physique. Qui plus est, cela justifierait — au moment où il est banni de France et brouillé avec le roi de Prusse — pourquoi Voltaire cherche à tout prix à récupérer en 1754 le cabinet de physique qui se trouve désormais à Paris: sans ce dernier, le prosélyte newtonien perd le symbole matériel de son autorité philosophique.[xi] Les instruments du cabinet de physique, en somme, expriment le caractère empirique de la philosophie naturelle newtonienne, une philosophie fondée uniquement sur les faits d’expérience; les instruments deviennent, pour Voltaire, les outils de son ‘histoire’ de la physique.

Pour Mme Du Châtelet, ce sont davantage les mathématiques que les machines du cabinet qui dotent sa métaphysique, celle de Leibniz et de Wolff, d’une emprise doctrinale sur l’ensemble des connaissances humaines.[xii] Et pourtant, même dans les portraits, les gravures et les descriptions écrites et verbales, on la dépeint couramment avec des instruments en plus des livres de mathématiques, qui pourtant paraissent gâcher une effigie idyllique de la célèbre hôte de Cirey: ‘La divinité de ce lieu étoit tellement ornée & si chargée de Diamants qu’elle eut ressemblé aux Vénus de l’Opera si malgré la mollesse de son attitude & la riche parure de ses habits, elle n’eut pas eû le coude apuïé sur des papiers barbouïllés d’xx & sa Table couverte d’instruments & de Livres de Mathématiques’. [xiii] Il n’est pas impossible non plus que Mme Du Châtelet, lors de la rédaction des Institutions de physique et de la traduction des Principia, se soit tournée plus fréquemment que Voltaire lui-même vers le cabinet de physique, attendu que ce dernier ne fut véritablement complété qu’après la parution des Eléments de philosophie de Newton. C’est, ironiquement, Mme Du Châtelet et non Voltaire, qui eût bénéficié des avantages d’un cabinet de physique complet, destiné à la reproduction des expériences newtoniennes.

Les mathématiques abstraites, si l’on s’en tient à la citation précédente, ne conviennent pas parfaitement au lustre baroque que les machines décorées ornant les cabinets de physique des aristocrates. Et pourtant, réunies comme elles le furent à Cirey, ces deux entités à première vue dichotomique matérialisent une facette intellectuelle propre au siècle des Lumières: celle de la complémentarité entre le catalogue général des réalisations humaines et des machines de l’Encyclopédie et les principes abstraits de la logique, de la liberté et de la justice. S’il est vrai que Mme Du Châtelet et Voltaire soutiennent séparément une épistémologie de la connaissance à bien des égards distincte, conjointement, par leurs actions et leurs écrits, les hôtes de Cirey incarneraient cette complémentarité entre esprit géométrique et utilitaire, quintessence des Lumières. Au sein de cette ‘Académie universelle de sciences et de bel esprit’, cabinet de physique, faits d’expérience, mathématiques et métaphysique édifient un tout indissociable, une complémentarité désormais représentative de la méthode scientifique moderne.

_________________________________

[i] Voltaire, Siècle de Louis XIV, dans Œuvre complètes de Voltaire, sous la direction de Louis Moland, 52 vols (Paris 1877-1885), xiv.iii-iv (c’est moi qui souligne).

[ii] Voltaire à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu, 30 [juin 1735] (D886).

[iii] Voltaire, Siècle de Louis XIV, p.421.

[iv] Condorcet établit même un rapport entre la physique et les œuvres poétiques de Voltaire: ‘Il est utile de répandre dans les esprits des idées justes sur des objets qui semblent n’appartenir qu’aux sciences, lorsqu’il s’agit ou de faits généraux importants dans l’ordre du monde, ou de faits communs qui se présentent à tous les yeux. L’ignorance absolue est toujours accompagnée d’erreurs, et les erreurs en physique servent souvent d’appui à des préjugés d’une espèce plus dangereuse. D’ailleurs les connaissances physiques de Voltaire ont servi son talent pour la poésie. Nous ne parlons pas seulement ici des pièces où il a eu le mérite rare d’exprimer en vers des vérités précises sans les défigurer, sans cesser d’être poëte, de s’adresser à l’imagination et de flatter l’oreille; l’étude des sciences agrandit la sphère des idées poétiques, enrichit les vers de nouvelles images; sans cette ressource, la poésie, nécessairement resserée dans un cercle étroit, ne serait plus que l’art de rajeunir avec adresse, et en vers harmonieux, des idées communes et des peintures épuisées’. Condorcet, Vie de Voltaire, dans Œuvre complètes de Voltaire, i.214.

[v] Mme Du Châtelet à Algarotti, [c.1er octrobre 1735] (D920).

[vi] Selon John Leigh, ‘Voltaire seems drawn to the study of history precisely because it does, in his eyes, resist generalising and systematising responses, conclusions stamped absolutely and axiomatically’. Leigh, Voltaire: a sense of history (Oxford 2004; SVEC 2004:05), p.91.

[vii] Joseph Priestley, ‘Lectures on history and general policy’, dans The theological and miscellaneous works of Joseph Priestley, sous la direction de J. T. Rutt, 25 vols (Londres 1817-1831), xxiv.27-28; cité par Schaffer, ‘Natural history and public spectacle’, p.1.

[viii] Lorraine Daston et Katharine Park, Wonders and the order of nature, 1150-1750 (New York 2001), p.354-355.

[ix] Simon Schaffer, ‘Machine philosophy: demonstration devices in Georgian mechanics’, dans Instruments, sous la direction de Albert van Helden et Thomas L. Hankins, Osiris 9 (1994), p.157-182 (p.160).

[x] Schaffer, ‘Machine philosophy’, p.181.

[xi] Au sujet de l’abandon de la physique, voir Voltaire au comte d’Argental, 22 août 1741 (D2533). Voir aussi Voltaire à Pitot, 19 juin [1741] (D2500); Voltaire à Cideville, 25 avril 1740 (D2201). Quant au cabinet qui se trouve à Paris, Voltaire écrit de Colmar à sa nièce et amante, Mme Denis: ‘Du Bordier est il encor dans notre maison ? S’il y est il pourra servir à emballer le cabinet de phisique. Sinon l’abbé Nolet pourra fournir un homme. Voylà de tristes arrangements’. Voltaire à Mme Denis, 27 janvier [1754] (D5638). Une semaine plus tard, il réécrit: ‘Il y a un nommé Pagni qui fait des expériences comme Nolet, et qui m’a fourni beaucoup de machines. Il demeure sur le quai des quatre nations, il est adroit, il emballera tous mes instruments de phisique si Bordier n’est plus au logis’. Voltaire à Mme Denis, 5 février [1754] (D5652).

[xii] Voltaire, en contrepartie, s’oppose à la métaphysique, qu’il compare à un jeu d’esprit, ‘au pays des romans’: ‘toute la théodicée de Leibnitz ne vaut pas une expérience de l’abbé Nolet’. Pour contrer cette inclination, il propose d’acquérir ‘un cabinet de physique, & le faire diriger par un artiste; c’est un des grands amusements de la vie’. Voltaire à Rolland Puchot Des Alleurs, 13 mars 1739 (D1936).

[xiii] Le Blanc à Bouhier, [19 novembre 1736] (D1205).

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Le cabinet de physique du château de Cirey (2e partie)

III. Culture matérielle et métaphysique de l’uniformité

Nollet dans son cabinet, frontispice des <i>Leçons de physique expérimentale</i>

Nollet dans son cabinet, frontispice des Leçons de physique expérimentale

Un an à peine après la parution des Lettres philosophiques de 1734, dans lesquelles se trouve l’exposé défavorable à Descartes et plutôt flatteur à l’égard de Newton, Voltaire exprime son désarroi face à la montée croissante de la raison au sein des salons parisiens. On connaît bien le refrain: « Les vers ne sont plus à la mode à Paris. Tout le monde commence à faire le géomètre et le phisicien. » L’abbé Nollet n’est pas étranger à cette exaltation mondaine, lui qui débute dès 1735 ses cours de physique expérimentale sur la rue Mouton, près de la Grève, à Paris. Mme du Châtelet mentionne en 1736 que l’abbé Nollet « me mande qu’on ne voit à sa porte que des carosses de duchesses, de pairs et de jolies femmes ». Elle ajoute, enchantée: « Voilà donc la bonne philosophie qui va faire fortune à Paris. Dieu veuille que cela dure! »

La physique expérimentale tient une place de la première importance dans les écrits de Mme du Châtelet. Dans ses Institutions de physique, elle avertit d’emblée son fils, à qui est destiné l’ouvrage: « Souvenez-vous, mon fils, dans toutes vos Etudes, que l’Expérience est le bâton que la Nature a donné à nous autres aveugles, pour nous conduire dans nos recherches; nous ne laissons pas avec son secours de faire bien du chemin, mais nous ne pouvons manquer de tomber si nous cessons de nous en servir ». Elle ajoute, cependant, que bien que ce soit à « l’Expérience à nous faire connaitre les qualités Physiques », c’est « à notre raison à en faire usage & à en tirer de nouvelles connaissances & de nouvelles lumières ».

Mme du Châtelet ne se limite donc jamais qu’aux simples résultats empiriques. On sait qu’elle a effectué un grand nombre d’expériences de chimie avec Voltaire lorsque celui-ci se mit en œuvre d’écrire un discours sur la nature du feu pour l’obtention du prix de l’Académie royale des sciences. Quand elle se décide toutefois à rédiger sa propre Dissertation sur la nature et la propagation du feu, elle avouera à Maupertuis, plus tard: « Je n’ai pu faire aucune expérience parce que je travaillais à l’insu de mr de Voltaire et que je n’aurais pu les lui cacher. Je ne m’en avisai qu’un mois avant le temps auquel il fallait que les ouvrages fussent remis, je ne pouvais travailler que la nuit, et j’étais toute neuve dans ces matières. »

Le texte fait pourtant référence à un grand nombre d’expériences réalisées par les plus grands savants de l’époque. Qui plus est, à partir d’un corpus expérimental similaire à celui de Voltaire, du Châtelet parvient dans son ouvrage à combattre toutes les idées de ce dernier. Que fait-elle donc de différent ? Que cherche-t-elle réellement ? Quel est en définitive cet être que nous appellons feu ? « Voilà, nous dit Mme du Châtelet, ce que la sagacité des Boyle, des Musschenbroek, des Boërhaave, des Homberg, des Lémery, des ‘sGravesande, &c. n’a pû encore décider. » Elle poursuit, en poussant encore plus loin sa réflexion contre la nature strictement empirique des connaissances scientifiques: « Il semble qu’une vérité que tant d’habiles Physiciens n’ont pû découvrir, ne soit pas faite pour l’humanité. Quand il s’agit des premiers principes, il n’y a guéres que des conjectures & des vrai-semblances qui nous soient permises. Le Feu paroît être un des ressorts du Créateur, mais ce ressort est si fin qu’il nous échappe. » Mme du Châtelet ne peut — ni ne veut — se fier uniquement qu’aux sens corporels et aux expériences. Elle possède à n’en pas douter une vaste connaissance du corpus expérimental de l’époque, qu’elle déploit à bon escient d’ailleurs, mais cette connaissance des expériences de chimie et de physique est davantage livresque que matérielle et corporelle. Je crois qu’elle admet en partie cet état de fait lorsqu’elle écrit à Pierre Robert de Cideville qu’elle emploie son « temps à démêler les vérités que les autres ont découvertes. »

Certes, il y a beaucoup plus. Dans la première partie des Institutions de physique, du Châtelet s’attarde avant tout à établir les fondements de la physique sur une base métaphysique de type leibnizienne. Comme elle l’explique, bien que « [p]lusieurs vérités de Physique, de Métaphysique, & de Géométrie sont évidemment liées entre elles » c’est « [l]a Métaphysique [qui] est le faîte de l’Edifice ». Alexis Claude Clairaut émet un commentaire supplémentaire à ce sujet: « Quant à la partie Physique de votre ouvrage elle m’a fait beaucoup de plaisir aussi, non pas comme la première [la métaphysique de Leibniz] en m’ouvrant un champ nouveau, mais en me mettant sous les yeux dans un bel ordre et d’une façon agreable les verités les plus satisfaisantes de la Physique ». Cet ordre et cette façon agréable d’exposer les vérités de la philosophie naturelle ont été rapportés par plusieurs autres commentateurs contemporains, comme l’a déjà noté Elisabeth Badinter dans les Passions intellectuelles. Ce qui est intéressant de constater, toutefois, c’est que cet ordre tant admiré résulte non pas de la physique ou des mathématiques, mais d’un épistème intrinsèque à la métaphysique de Leibniz, comme le précise le philosophe François Duchesneau: « A l’horizon se profilent certes des représentations de type métaphysique; mais, à l’intérieur du discours de la science, le système de raisons suffisantes [de Leibniz] se limite, semble-t-il, aux principes requis pour une mise en ordre combinatoire des lois empiriques: cet ordre serait garanti par son pouvoir d’organiser l’explication progressive des faits d’expérience ».

Plance tirée des <i>Institutions de Physique</i> de la marquise du Châtelet

Plance tirée des Institutions de Physique de la marquise du Châtelet

Planche tirée des <i>Leçons de physique expérimentale</i> de Nollet.

Planche tirée des Leçons de physique expérimentale de Nollet.

Cette mise en ordre donc, cette organisation progressive des faits d’expérience n’est pas le propre de la physique ni de la géométrie: c’est la métaphysique des raisons suffisantes qui en est garante. Les Institutions de physique, écrites au moment même où Voltaire érige son cabinet de physique, participent d’une démarche épistémologique bien différente de celle privilégiée par le poète newtonien. Chez Voltaire, le cabinet de physique exprime de manière absolue et unique la méthode empirique, c’est-à-dire l’accumulation quasi infinie de données produites par l’expérience. Le cabinet de Cirey devient pour Voltaire l’expression matérielle (et ostentatoire) de la méthode expérimentale des newtoniens. Pour Mme du Châtelet, en revanche, ce n’est ni la matérialité des objets ni les expériences, mais plutôt la métaphysique qui symbolise le mieux l’épistémologie de la philosophie naturelle. Je prétends que le cabinet de physique de Cirey n’eut jamais pour la marquise une fonction épistémologique (c’est-à-dire qui permet l’acquisition des connaissances) ; il fut plutôt le reflet matériel d’un autre volet de la métaphysique, la métaphysique de l’expérience.

Par exemple, les expériences mentionnées dans les Institutions de physique sont en très grande majorité tirées de mémoires et d’ouvrages de physique bien connus  —  Newton, Galilée, Boyle, Désaguliers, Mariotte, Huygens, etc. Mais comme on peut le constater dans les gravures ci-contre, la matérialité des instruments scientifiques est absente ; ceux-ci (contrairement à l’abbé Nollet) sont remplacés chez du Châtelet par une représentation rationnelle, une abstraction géométrique du phénomène sous observation (par exemple, la mécanique des plans inclinés). Au sein de ces gravures, les résultats expérimentaux sont absolus et souverains ; ils ne sont plus sujet aux vicissitudes de l’expérience ni à la précarité des manipulations instrumentales. C’est à partir de l’uniformité des faits d’expérience, établie par les savants d’Angleterre, de Hollande et de France, que Mme du Châtelet est à même de fonder ses hypothèses sur la nature du feu, l’attraction gravitationelle de Newton et la controversée vis viva. Le cabinet de physique de Cirey dès lors sert à introduire et à consolider une « métaphysique de l’uniformité », formule empruntée à Lorraine Daston, c’est-à-dire une objectivation intégrale des faits d’expérience à partir desquels il devient possible de tirer les causes des phénomènes. Les expériences sont certes fondamentales pour Mme du Châtelet, mais seulement lorsqu’elles ne causent plus aucun problème ; à partir du moment où elles deviennent uniformes.

Pour Mme du Châtelet, le cabinet de physique de Cirey ne possède qu’une seule et véritable valeur : celle de démontrer l’uniformité des faits d’expérience établis par un grand nombre de savants européens. Cependant, en se basant sur l’assise solide et indiscutable d’une telle métaphysique de l’uniformité, du Châtelet peut en toute confiance sauter directement à l’analyse des données expérimentales, sans jamais douter de leur véracité. C’est ensuite l’ordre, l’organisation des faits d’expérience déterminée par la métaphysique des raisons suffisantes qui crée les nouvelles connaissances. Voltaire et du Châtelet ont donc des programmes épistémologiques bien distincts, des programmes pour lesquels le cabinet de physique du château de Cirey symbolise, matérialise pourrait-on dire, deux représentations antinomiques de la philosophie naturelle. Si on omet d’introduire la culture matérielle dans le discours philosophique entre Voltaire et du Châtelet, il n’est pas possible de saisir complètement leur désaccord épistémologique. (à suivre)

March 10, 2009 Posted by | Epistemology, Instrument | , , , , | Leave a comment

Le cabinet de physique du château de Cirey (1ère partie)

Culture matérielle et « métaphysique de l’uniformité » chez la marquise du Châtelet
(version écrite d’une conférence présentée à Paris en juin 2006)

Le château de Cirey, aujourd'hui

Le château de Cirey, aujourd'hui

C’est le président du Parlement de Paris, Jean-François Charles Hénault qui, selon moi, a le mieux dépeint la galerie dans laquelle se trouvait le cabinet de physique du château de Cirey. Il écrit en 1744 :

“J’ai aussi passé par Cirey; c’est une chose rare. Ils sont là tous deux seuls, comblés de plaisirs. L’un fait des vers de son côté, et l’autre des triangles. La maison est d’une architecture romanesque et d’une magnificence qui surprend. Voltaire a un appartement terminé par une galerie qui ressemble à ce tableau que vous avez vu de l’école d’Athènes, où sont assemblés des instruments de tous les genres, mathématiques, physiques, chimiques, astronomiques, mécaniques, etc.; et tout cela est accompagné d’ancien laque, de glaces, de tableaux, de porcelaines de Saxe, etc. Enfin, je vous dis que l’on croit rêver.”

Bien que les historiens omettent rarement de souligner les instruments scientifiques du cabinet de physique, aucun, à ma connaissance, n’a encore pris la peine d’analyser cette facette de la vie intellectuelle à Cirey. C’est avec modestie que je tenterai dans ce qui suit de corriger cette lacune historique, en retraçant tout d’abord l’origine de ce somptueux cabinet de physique pour ensuite, dans un second temps, essayer d’en soutirer la valeur épistémologique quant à la philosophie naturelle de la marquise du Châtelet. Mais avant d’atterir en Champagne pour y débuter notre analyse historique et épistémologique, il n’est toutefois pas sans intérêt de passer brièvement par Lunéville, à la cour de Lorraine, afin d’y découvrir un des plus bels exemples de cabinets de physique que le siècle des Lumières ait légués. Ce cabinet de physique lorrain ne laissa pas indifférent le principal instigateur du cabinet de physique de Cirey, j’ai nommé Voltaire.


I. Lunéville : un serrurier philosophe à la cour de Lorraine

Au chapitre 17 de son Siècle de Louis XIV, Voltaire écrit à propos de la cour de Léopold, duc de Lorraine, une phrase qui deviendra plus tard célèbre: « Sa cour [celle de Léopold] était formée sur le modèle de celle de France. On ne croyait presque pas avoir changé de lieu quand on passait de Versailles à Lunéville. » Ce passage est habituellement perçu comme une fleur lancée à Léopold et à ses efforts pour rétablir les arts, les sciences et la bienséance en Lorraine suivant la paix de Ryswick. Or, permettez-moi plutôt d’y trouver un soupçon d’ironie bien voltairien.

Cette relecture me vient d’une lettre écrite par Voltaire en juin 1735, tout juste après son départ de Lunéville où il séjourna plusieurs semaines. C’est au cours de cette visite à la cour de Lorraine que Voltaire fait une découverte exceptionnelle et inattendue :

“Il y a là un établissement admirable pour les sciences, peu connu et encore moins cultivé. C’est une grande salle toute meublée des expériences nouvelles de physique, et particulièrement de tout ce qui confirme le système newtonien. Il y a pour environ dix mille écus de machines de toute espèce. Un simple serrurier devenu philosophe, et envoyé en Angleterre par le feu duc Léopold, a fait de sa main la plupart de ces machines, et les démontre avec beaucoup de netteté. Il n’y a en France rien de pareil à cet établissement, et tout ce qu’il a de commun avec tout ce qui se fait en France, c’est la négligence avec laquelle il est regardé par la petite cour de Lorraine. La destinée des princes et des courtisans est d’avoir le bon auprès d’eux, et de ne le pas connaître. Ce sont des aveugles au milieu d’une galerie de peintures. Dans quelque cour que l’on aille on retrouve Versailles.” [nous soulignons]

On a déjà fait mieux en guise de compliment ! Il est de mon avis que cette phrase célèbre extraite du Siècle de Louis XIV et jugée aimable par les historiens d’hier et d’aujourd’hui fut plutôt une pointe d’ironie générale, destinée aux courtisans et directement reliée à l’utilisation médiocre du cabinet de physique de Lunéville. Quoique négligé par l’aristocratie lorraine, ce cabinet de physique dirigé par Philippe Vayringe, le « serrurier devenu philosophe », est en revanche un endroit où figure la « saine physique », celle de Newton et des expériences. Il suffit d’ailleurs de contaster le plaisir avec lequel Voltaire raconte la déconfiture d’un prédicateur jésuite « qui ne savait que des mots » au dépend de la duchesse de Richelieu, son amie. En effet, cette dernière, qui suit « quoy que d’assez loin » les traces de la marquise du Châtelet, fit tout de même grand honneur aux leçons de physique expérimentale de Vayringe et au système newtonien en général.

Le château de Lunéville, aujourd'hui

Le château de Lunéville, aujourd'hui

L’étonnement initial provoqué par la « chambre des machines » du château de Lunéville devient rapidement chose du passé. En effet, dès son retour à Cirey au milieu de l’été 1735, Voltaire entreprend plusieurs projets, notamment la rénovation du château et la rédaction de son Siècle de Louis XIV (d’où le lien direct entre le cabinet de physique de Lunéville et le passage cité plus haut). Son Siècle de Louis XIV semble du reste monopoliser la majeure partie de ses activités savantes, au détriment, à première vue, de tout le reste:

“La métaphisique, un peu de géométrie et de phisique ont aussi leur temps marquez chez moy, mais je les cultive sans aucune vue marquée, et par conséquent avec assez d’indiférence. Mon principal employ à présent est ce siècle de Louis 14, dont je vous ay parlé il y a quelques années: c’est là, la sultane favorite, les autres études sont des passades.”

Voltaire débute aussi, il est vrai, la rédaction de la section consacrée à l’optique de ses Éléments de philosophie de Newton. Cette rédaction nécessite non seulement l’aide de notre marquise, mais aussi des expériences avec prismes et verres, que Voltaire et du Châtelet effectuent ensemble. Rien de tout cela pourtant ne montre que Voltaire s’intéresse à l’élaboration d’un cabinet de physique. Ce n’est finalement qu’au début de l’été 1737, se détournant de surcroît de la physique newtonienne pour la chimie, que Voltaire porte enfin une attention particulière et soutenue à l’instrumentation scientifique.


II. L’Abbé Nollet et le cabinet de physique de Cirey

nol14Voltaire engage alors ses deniers, et les bons soins de son fidèle ami et argentier, l’abbé Moussinot, dans une série de transactions qui lui permettent d’acquérir un assortiment d’appareils pour ses expériences sur la nature du feu, plus particulièrement l’effet de la calcination sur le poids des métaux. En plus des miroirs ardents concaves et convexes  — afin de comparer la nature du feu solaire à celle des forges — et d’autres accessoires tels que terrines, creusets et retortes de verre, Voltaire tente de mettre la main sur de bons thermomètres et baromètres. Les requêtes en informations de toutes sortes et en instruments sont nombreuses et quasi exténuantes pour celui qui les reçoit, ce que reconnaît volontiers Voltaire : « Chaque jour de poste, écrit-il à l’abbé Moussinot, sera donc de ma part une nouvelle importunité ». A compter de cette époque, par ailleurs, les instruments de thermométrie ne seront plus les seuls à retenir l’attention des amphitryons de Cirey. En septembre 1737, Voltaire écrit à l’abbé Moussinot et à l’académicien Henri Pitot qu’il est à la recherche d’une bonne machine pneumatique, d’un bon télescope de réflexion — chose rare à son avis — d’une sphère copernicienne parfaite et d’un verre ardent de grande dimension. Un mois plus tard, Voltaire fait part à l’abbé Moussinot de ses nouvelles sollicitations auprès de Pitot: « [je l’ai prié] d’examiner tout ce que [le fabricant d’instruments] de Ville peut m’envoyer. Nous ferons de toutes les machines et de celles que vous achèterez ailleurs un ou plusieurs ballots. J’arrange leurs places dans ma gallerie ». En décembre, la confection du cabinet accapare tellement Voltaire que seulement deux actes de la pièce de théâtre Mérope sont composés. Mme Du Châtelet se sert même explicitement du cabinet pour mander de nouveau Pierre Louis Moreau de Maupertuis à Cirey, précisant qu’il y trouverait « un très beau cabinet de physique, [où] vous y pourrez faire toutes les expériences que vos lumières vous feront imaginer. »

S’il faut en croire la correspondance de Voltaire, c’est à l’abbé Jean-Antoine Nollet, futur académicien et vulgarisateur des sciences célèbre, que Voltaire s’adresse pour fabriquer la majeure partie des instruments du cabinet de physique de Cirey. Voltaire ne se prive de rien : « L’abbé Nolet me ruine » laisse-t-il tomber en octobre 1738. En effet, selon le poète, « il faudra peut-être 9 ou 10 mille francs pour l’abbé Nolet, et pour le cabinet de phisique ». Ce débours d’importance est nécessaire puisque, poursuit-il, « [n]ous sommes dans un siècle, où on ne peut être savant sans argent ». Or de l’argent, Voltaire n’en manque pas. Ce qui lui fait défaut, en revanche, est une expertise, un savoir-faire qui ne se trouve que chez un nombre restreint de ‘méchaniciens’ français. Voltaire reconnaît sans détours cette réalité de fond :

“Vous m’aurez fait un très sensible plaisir mon cher abbé [Moussinot] si vous avez donné les 1200# [livres tournois] à mr Nolet avec ces grâces qui acompagnent les plaisirs que vous faites. Je vous prie de luy offrir cent louis s’il en a besoin. Ce n’est point un homme ordinaire avec qui il faille compter. C’est un philosophe, c’est un homme d’un vray mérite qui seul peut me fournir mon cabinet de phisique et il est beaucoup plus aisé de trouver de l’argent qu’un homme comme luy.”

Nollet était bien connu des châtelains. Déjà en 1736, du Châtelet confie au litterato Francesco Algarotti : « Il faut que je vous dise encore que l’abbé Nollet m’a renvoyé ma chambre obscure, plus obscure que jamais; il prétend que vous l’aviez trouvée fort claire à Paris: il faut que le soleil de Cirey ne lui soit pas favorable; il ne l’a point raccomodée ».

Pompe à feu de Nollet, Musée Stewart de Montréal

Pompe à feu de Nollet, Musée Stewart de Montréal

Les appareils que dessine et offre Nollet entrent tout naturellement dans la catégorie « des besoins et des plaisirs nouveaux » que décrit Voltaire dans le Mondain, son essai poétique sur le luxe. D’ailleurs, selon la rhétorique de l’abbé Nollet, la magnificence peut se transformer en une qualité des instruments scientifiques, pourvu cependant qu’elle soit toujours considérée comme un « mérite subordonné à l’éxactitude ». L’abbé philosophe est de plus convaincu que les instruments présentés avec une certaine grâce intéresseront cette difficile clientèle à la recherche de luxe et de divertissement. Or la très grande majorité des instruments que l’abbé Nollet propose à sa clientèle aristocratique sont dits de démonstration. Ceux-ci servent davantage à illustrer la physique expérimentale newtonienne qu’à en découvrir et à en interpréter les mystères. Les cours et les leçons de l’abbé Nollet, de même que les instruments qui les accompagnent, sont en vérité des outils pédagogiques pour la diffusion de la méthode et des concepts de la physique expérimentale. Hormis les machines pneumatiques et électrostatiques, qui permettent encore un grand nombre d’expériences nouvelles, les appareils livrés par Nollet et réunis par Voltaire à Cirey permettent avant tout de corroborer (de standardiser) les phénomènes de physique, que ce soit pour la mécanique, l’électricité ou l’hydrostatique. Bien qu’ils n’offrent aucun secours direct quant à la détermination des causes premières des phénomènes, ils jouent toutefois un rôle épistémologique et métaphysique important dans le cadre de la philosophie naturelle de la marquise du Châtelet. (à suivre)

March 10, 2009 Posted by | Epistemology, Instrument | , , , , | 1 Comment